Fatigue et prise de décision

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Que s’est-il passé ce jour là ?

Jeudi 4 Novembre 2021, 2h30 du matin. Je me souviens encore de cet appel, de ce patient, de cette équipe. Je me souviens de ma prise de décision, rapide, de mes explications brèves et de cette fatigue…

Je me souviens beaucoup moins de la confiance que j’ai habituellement. Celle qui me permet de raisonner, d’explorer les différentes possibilités pour tirer profit du meilleur choix. Ou étais tu passée ?

Je vous raconterai la fin de cette histoire à la fin de cet article mais voici ce que j’ai pu trouver en cherchant à comprendre mon problème de fatigue et que je vous partage ici.

La fatigue par privation de sommeil

Dans chaque métier, dans chaque tâche de la vie quotidienne, nous accumulons et nous portons un niveau de fatigue fluctuant.

Un niveau de fatigue assez bas quand on rentre de vacances, que les enfants ont bien dormi, et que rien ne tourne en boucle dans nos têtes.

Cependant, le sommeil est devenu de moins en moins réparateur pour beaucoup d’entre nous, probablement à cause de nos smartphones et autres écrans, poussant notre attention à ne jamais lâcher prise.

Sans même que vous en ayez conscience, votre cerveau crée alors des raccourcis par biais cognitifs, afin de vous aider à traiter plus facilement ce flux informationnel. Pour les informations restantes, qui ne répondent pas à ce processus automatique, il vous faut alors savoir quelle décision prendre : les ignorer ou bien y prêter attention.

Dans le soin, nous sommes confrontés à cette fatigue également : que l’on travaille de nuit avec un rythme circadien perturbé ou que l’on travaille en garde durant 24h.

Alors ce jour-là, que s’est il passé ? Je vais tenter de me servir de cette anecdote pour vous l’expliquer. C’est frais et la fatigue est toujours là alors j’espère que mes explications seront assez claires pour vous permettre d’y trouver quelques solutions.

La fatigue nous « casse » et modifie notre prise de décision

De nombreux secteurs concernes

Le retentissement de la fatigue sur nos décisions, notre vigilance a été étudiée dans de nombreux domaines.
Elle est responsable de plus de 20% des accidents de la route (devant l’alcool ou encore la drogue). Elle est un facteur contributif de catastrophes telles que Tchernobyl ou encore Bhopal.
En aéronotique, elle fait partie des 6 plus grands facteurs de risques selon le NTSB.

Et dans le soin ? On trouve une multitude de travaux montrant qu’elle engendre :
– un temps de réponse plus élevée chez des anesthésistes fatigués pour des tâches de surveillance de patient sous anesthésie (Denisco, et al., 1987)
– une réduction de la qualité et de la vitesse d’intubation chez des urgentistes (Smith-Coggins, et al., 1994)
– une augmentation des temps de réponse des erreurs au cours d’une simulation d’une chirurgie
laparoscopique (Taffinder, et al., 1998)
– une réduction du niveau d’éveil, d’endormissement ainsi que des changements comportementaux au cours d’une simulation médicale (Howard, et al., 2003)
– un risque plus élevé de ponction durale involontaire dans les procédures péridurales obstétricales pendant la nuit que pendant le jour (Aya, et al., 1999)
– une augmentation de 45% des complications post-opératoires pour les internes chirurgiens après une garde (Haynes, et al., 1995)

Qui est à bord ? Qui est derrière le bistouri ? Qui est derrière les seringues ?

La fatigue plus dangereuse que l’alcool

Comme la faim, le stress, la fatigue nous met à fleur de peau. Et si des fois, à la maison, on se dispute pour des « broutilles », parce qu’on a mal dormi, il en est de même au travail.

La fatigue augmente le nombre de conflits interpersonnels comme nous le montre le travail ci-dessous. Et toi, tu t’es levé du mauvais pied ?

Baldwin and Daugherty 1998-9

Alors cette fatigue a un impact que l’on sous-estime… On se dispute, on fait des mauvais choix, notre niveau de vigilance baisse et notre prise de décision en est affectée.

Notre santé aussi est impactée : plus de dépression, une espérance de vie plus courte pour ceux qui ont les cernes qui commencent à descendre jusqu’au sourire, pour l’effacer.

Comparée à l’alcool, la fatigue diminue autant notre performance globale.

On observe un net déclin apres 16h de privation de sommeil. Lamond and Dawson, 2002

Cela va de soit, une étude a également montré le déclin des compétences non techniques chez des internes fatigués notamment (il en découle, puisque les internes sont des humains comme tout le monde après tout, que cela peut être étendu à tous)

Cette étude montre une diminution des scores ANTS (Anaesthetists’ Non-Technical Skills) de ces étudiants fatigués. On montre aussi une diminution du niveau de confiance en soi et du temps consacré à la communication.

Fin de mon anecdote

C’est pourquoi cette nuit là, je suis passé à côté d’un diagnostic évident.
Un patient de chirurgie vasculaire en état de choc avec des difficultés respiratoires… Mon cerveau a fait vite, trop vite. Embolie pulmonaire après un examen clinique sommaire et l’appel du réanimateur.

A 4h40, nous reprenions au bloc opératoire ce patient pour une exploration abdominale car le problème était digestif. Un état de choc suite à une ischémie mésentérique. Heureusement l’équipe qui a pris en charge le patient, et surtout le réanimateur, a su poser le bon diagnostic assez rapidement.

Le 3 novembre (la veille), j’avais pu faire un diagnostic dans un autre service, cohérent, en quelques minutes qui s’avérait juste. Quelques heures plus tard, le problème n’était pas les connaissances, et à postériori, mon diagnostic me semble vraiment inapproprié dans le contexte.

Que faire de cette fatigue ?

Diminution des scores ANTS chez des internes privés de sommeil. Neuschwander et al., 2005

Ainsi, la question prend tout son sens à l’heure où les cernes semblent être à la mode ?

1/ Prendre du recul : savoir se détendre tout au long de la journée pour économiser le plus possible. L’erreur est de maintenir son attention en éveil trop longtemps (attention aux smartphones). Lorsque vous vous écartez des problèmes de votre vie quotidienne, alors vous libérez votre cortex préfrontal, la partie « pensante » de votre cerveau… Cette zone cérébrale est en charge de la pensée logique et de l’usage de votre volonté, pour surmonter vos impulsions (cruciale donc, dans la lutte contre la fatigue décisionnelle).

2/ Avoir connaissance des risques de la fatigue et reconnaitre sa propre fatigue : on y travaille en formation, venez découvrir notre concept.

3/ Demander de l’aide pour les décisions difficiles (je remercie mon collègue réanimateur) et optimiser votre potentiel (je vous invite à découvrir cette vidéo de François Jaulin)

4/ Construire une routine pour réduire la charge de prise de décision.

Il existe une explication simple pour laquelle les plus célèbres leaders américains portent la même tenue vestimentaire, au quotidien. Steve Jobs, Mark Zuckerberg, ou encore Barack Obama apparaissent toujours vêtus des mêmes couleurs de chemise ou de costume. Ceci n’est pas une simple coïncidence. Au contraire, développer une certaine routine sur des tâches basiques et répétitives (comme celle de s’habiller) permet de conserver de la place dans le cerveau et de l’énergie pour prendre les décisions importantes.

« Vous me verrez toujours porter des costumes bleus ou gris. J’essaie de réduire le nombre de décisions à prendre. Je ne veux pas avoir à faire des choix sur la manière dont je m’habille ou ce que je mange. Parce que j’ai bien d’autres décisions plus importantes à prendre.” – Barack Obama, 44ème président des États-Unis

Construisez votre propre routine : café, sport, heure du repas etc...

5/ Manger !

Baumeister nous dit :« les actions de maîtrise de soi entraînent une diminution du taux de glucose dans le sang, ce qui provoque un affaiblissement de l’autocontrôle sur les tâches comportementales ». Alors même dans les gardes longues et compliquées, prenez le temps de manger un morceau, d’aller aux toilettes etc… Cela parait simple et pourtant, on ne prend jamais le temps du repas… Alors prenons au moins le temps d’un encas.

6/ Prioriser ses décisions

La fatigue ne doit pas vous faire perdre votre sens des priorités. A ce moment crucial, laissez de côtés les taches moins urgentes et faites barrière aux interruptions de tâches.


Voilà, c’est la fin de mon article, lui aussi écrit avec une certaine fatigue car on met du temps à récupérer. J’espère qu’il pourra vous aider. Je vais essayer de mettre tout cela en pratique. A bientôt