Interruption de tâche : je t’aime moi non plus

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Bonjour à tous. Merci à ceux qui m’ont fait des retours (positifs et négatifs) sur les précédents articles. Ils m’aident à poursuivre et à m’améliorer.

Vous l’aurez compris, aujourd’hui c’est focus sur l’interruption de tâche, ce « bruit » dans la bonne communication.

Pour en parler,  je vais encore une fois vous raconter une anecdote personnelle, vécue en 2013 alors que j’étais jeune interne. Ensuite, je tenterais d’analyser le pourquoi et comment pour essayer de me donner et vous donner des pistes concrètes pour avancer.

Que s’est il passé ce soir là ?

La scène se passe la nuit, en garde, dans un service d’urgence (on voit dès le début que les conditions sont propices à l’erreur).

Nous sommes une petite équipe à drainer pas mal d’urgences. Je forme un binôme avec une infirmière que je connais bien ce soir là, Carole. Je suis content et en confiance.

Une patiente se présente aux urgences avec une douleur au niveau du coude suite à une chute. Après une radio, nous posons un diagnostic, à l’aide du chirurgien orthopédique : fracture de la palette humérale droite déplacée. La consigne est simple et expliquée à la patiente : « on va vous mettre un plâtre, vous monter dans le service et on vous opère demain ».

En binôme avec l’infirmière, nous finissons de remplir le dossier pour le clôturer puis nous repartons à nos moutons, enfin à nos patients.

Je vois donc un jeune homme pour une plaie du pouce que je suture. Soudain (le mot idéal pour parler d’interruption de tâche), en pleine suture, le médecin des urgences (mon chef) passe et me dit :

« la dame avec la palette humérale tu lui as mis des antibiotiques? » (CHEF)
« Non pourquoi ? il n’y avait pas d’ouverture » (MOI)
« Mets lui de l’Augmentin quand même, après ils râlent en ortho »

Cela m’agace un peu car je suis en pleine suture et j’ai peur d’oublier… Mais, tiens, voilà ma binôme préférée qui passe. Quand je vous dis elle passe, c’est le bon mot car elle circule à la vitesse de l’éclair puisqu’elle s’occupe d’un autre patient. Alors moi aussi je l’interrompt dans sa tâche à mon tour :

« Carole !!!!! » (MOI)
« Quoi ? Je suis occupée » (Carole, l’infirmière)
« Tu pourras mettre de l’Augmentin à la dame qui a la palette humérale fracturée ? » (MOI)
 » Pourquoi ? » (Carole)
« Le DR BIIIIIIIIIIIP me l’a demandé » (MOI)
« Ok… » (Carole)

Carole branche les antibiotiques (j’imagine car je suis toujours en train de suturer) et puis m’appelle en hurlant « La dame va pas bien !!!!!!!!!! »

Quand j’arrive, Carole a déjà fait tout ce qu’il faut. Elle a levé les jambes de la dame, arrêté la perfusion d’antibiotique et approché le chariot d’urgence.

La dame nous dit « Vous m’avez quand même pas donné de l’Augmentin ??? »

Ah oui, au fait, quand nous avons accueilli la dame, le dossier ne disait qu’une seule chose vraiment importante : PATIENTE ALLERGIQUE A L’AUGMENTIN.
Nous avons donc brillament provoqué un choc anaphylactique, et la dame a été transférée en réanimation (sortie indemne mais ce n’est pas le propos). Evidemment, je vous la raconte façon « amusé » mais sur le coup, je ne rigolais pas du tout. J’avais peur pour cette femme, et soyons honnête pour moi, pour Carole.

Alors puisque se lamenter sur son sort ne fait pas partie de mon arsenal mental, réfléchissons ensemble à ce qui s’est passé…

Interruption de tâche et effet domino

Si je résume, j’ai été interrompu par le Chef pour revenir sur une tâche antérieure. J’ai donc moi même interrompu ma binôme, qui s’est (comme moi) débarassé de cette tâche le plus rapidement possible. Nous avons ainsi mis de côté la question la plus évidente : celle que l’on pose tout le temps et pour laquelle on se dit que cela ne nous arrivera jamais « Vous avez des allergies madame ? »

Comme un jeu de domino, chacun a interrompu l’autre pour se débarrasser d’une pensée, d’une tâche le plus rapidement possible. C’est ce qui arrive quand on est interrompu :
– soit on garde au fond de notre pensée la nouvelle tâche au risque de l’oublier et on se déconcentre quelques secondes sur celle que l’on est en train de faire (risque pour la tâche actuelle)
– soit on se débarasse le plus rapidement possible de la nouvelle tâche pour retourner à ce qu’on faisait (risque pour la nouvelle tâche car non intellectualisée, c’est à dire traitée)

Vous savez quoi ? La dame ne nécessitait AUCUN traitement antibiotique.

Quand on est interrompu dans une tâche, on cherche à se débarasser rapidement de la nouvelle tâche, au risque de causer soi même une nouvelle interruption chez un équipier : effet domino
L’effet domino dans l’interruption de tâche

Je pense que beaucoup d’entre vous connaissent le schéma de James Reason qui explique que pour qu’un risque d’erreur se transforme en erreur, il faut que plusieurs acteurs ne détectent pas ce risque (l’erreur arrive comme la résultante du manque dans sa distinction par les différents intervenants)

Ici, je vois un réel effet de domino car l’erreur n’a pas traversé progressivement les différents acteurs mais elle a été projetée par une personne sur une autre puis sur une 3e (peut être qu’un jour on parlera du Domino de Terrasi comme le Gruyère de James, sait-on jamais). Ici, ce n’était pas statique. Il y avait un réel mouvement, de la précipitation.

Alors maintenant recentrons nous sur l’interruption de tâche : comment la gère t-on ?

Que faire pour éviter l’interruption de tâche ?

Définition de l’interruption de tâche : c’est l’arrêt d’une activité avant que la tâche ne soit achevée, l’IT (Interruption de Tâche) est causée par tout élément qui est soit imposé, observable ou audible (HAS)

Finalement, je vais tenter de vous donner des choses très pratiques que j’ai pu mettre en place et d’autres idées trouvées par d’autres équipes, qui ont fait l’objet d’étude.

Le constat numéro 1 c’est que notre métier doit vivre avec ces interruptions et il serait illusoire de bloquer toutes les informations entrantes et tous les stimulis (ou alors sur une courte période).

Les pistes :
Savoir que cela existe et que c’est dangereux. Bien sûr, une fois que l’on est sensibilisé à un problème, on est plus vigilant. L’homme de Cro-Magnon a caressé une fois un loup, puis ses compères ont pu en apprécier la dangerosité… Mon anecdote de Cro-Magnon vous restera en tête.
Bloquer les signaux entrants dans les moments importants de communication : Si vous avez un téléphone d’urgence, vous devez répondre MAIS vous pouvez tout de suite demander la gravité et scorer l’urgence et demander un rappel si cela n’est pas une question de minute.
Pour tous les moments importants de communication, spécifiez que vous êtes fortement occupé et concentré et demandé à être sollicité plus tard.
Signaler que vous ne voulez pas être interrompu : certaines études ont montré l’efficacité d’un brassard jaune porté par les infirmières au moment de la préparation des médicaments. Cela peut aussi être une pancarte sur la porte du bloc opératoire. La limite ? Notre aptitude à flécher les situations importantes ou l’on ne peut être interrompu : si vous portez tout le temps un brassard, alors il perdra de son sens et les gens viendront vous déranger de nouveau. Gérard Dupont vous expliquerait la même chose avec les gilets de sécurité en industrie : important pour être vu dans les allées mais complètement inadapté dans une réunion (oubli de l’enlever ou pire… fainéantise)
Savoir reprendre ou on en était : si vous répétez 3 fois la chose que vous étiez en train de faire avant de prendre en compte l’interruption de tâche, alors vous aurez plus de chance de vous en rappeler. Croyez moi (clé dans ma poche gauche, clé dans ma poche gauche, clé dans ma poche gauche), je l’utilise régulièrement pour ma vie personnelle
Après avoir été interrompu, reprendre systématiquement les questions de sécurité en main, voir les reposer : J’interrogeais un patient, je suis interrompu ? Je redemande les questions de sécurité si j’ai le moindre doute (allergies). Je reprends un dossier de patient après une interruption, je redemande les questions de sécurité.
Intellectualiser les nouvelles tâches : j’entends par là qu’il faut réfléchir à ce qu’on vous demande pendant que vous êtes en train de faire quelque chose d’autre. Prendre le temps de hiérarchiser cette nouvelle tâche et de voir quels enjeux elle représente en termes de sécurité patient. Aucune tâche ne doit être jetée sur quelqu’un d’autre sans être analysée (sinon c’est l’effet Domino)

Quelques mots sur le multitasking : la dopamine

Le saviez vous ? Nous sommes à la fois révoltés et heureux de faire plusieurs choses à la fois.


Notre cerveau est purement monotâche avec des capacités attentionelles limitées. Le multitasking augmente le stress, la charge mentale, entraine une perte de réactivité et de vitesse importante et augmente ainsi le risque d’erreur.

Une action A et B sont réalisées en même temps, en apparence puisqu'en réalité un switch permanent entre les deux est réalisé par le lobe préfrontal, à la vitesse de 0.1ms
Une action A et B sont réalisées en même temps, en apparence puisqu’en réalité un switch permanent entre les deux est réalisé par le lobe préfrontal, à la vitesse de 0.1ms

L’illusion de faire plusieurs choses en même temps (même pour les femmes) est donnée par le lobe préfrontal qui réalise des switchs à la vitesse de 0.1ms entre vos tâches. En réalité, les études montrent que réaliser une tâche puis l’autre ou les deux en même temps est tout à fait différent. Vous serez moins performant qualitativement si vous réalisez les deux en même temps.

Alors pourquoi fait on encore plusieurs choses en même temps ? A cause de la dopamine.
Notre cerveau nous procure du plaisir pour chaque tâche accomplie. Ainsi nous préférons réaliser 10 petites tâches de 5 minutes, que bosser 1 heure sur une tâche longue car on génerera 10 fois de la dopamine versus 1.
Il est alors évident qu’il faut se désintoxiquer de ces micro tâches (réponse à un mail, réseaux sociaux, sms, jeu) comme d’une cigarette ou du sucre… Plus facile à dire qu’à faire ?

Merci d’avoir lu cet article, j’espère que vous pourrez mettre à profit mon expérience et mes conseils. N’hésitez pas à a partager.